. Étudions donc ce problème.
Le long de l'existence se dessine une affaire qui n'a semble-t-il aucun fond. Les épisodes vécus se succèdent mais requièrent un acteur premier, qui ne peut être que soi. Cependant, soi ne se saisit pas lui-même, lors qu'il pourrait passer sa vie entière à l'essayer. Soi apparaît comme un continent lointain, un eldorado insondable. La vie intime de l'être lui est imperméable. Il ne peut assigner de causalité une et première à la série de ses actes, et, si même il y arrivait, cette causalité l'écraserait et l'annulerait d'un seul coup.
Cela veut dire une chose : c'est que cet état de faits est bien fondé, outre qu'il est sans doute, dans son inconscience première, bien perçu. Ou pas perçu du tout, ce qui revient ici au même. Le bonheur qu'il y a d'être le héros de sa propre histoire, sans même à aucun moment s'en rendre compte ! Le supplice quotidien au contraire, que cela est, d'être en conscience de chacun de ses actes, de chacun de ses états, à chaque minute ! Non, il semble bien que l'incapacité de saisir la problématique présente soit un cadeau versé au bénéfice de l'humanité, et de définir par là-même l'humanité comme la tendance à être incapable de saisir cette problématique présente, justement.
Le bonheur de ne pas saisir la vie dans son écoulement est donc celui d'être submergé par ce dernier, dans un tourbillon qui ne s'énonce pas comme tel, mais nous prend de toutes parts. Le flot incessant des êtres et des choses, dans toute sa séquelle, ne nous laisse pas un instant de répit pour être capable de le saisir. Aussi la vie peut elle être en plein, sans que se pose à aucun moment la question de sa substance. Question de sa substance qui est aussi, s'il est permis de le confesser, la véritable question de son sens. Mais le sens lui-même, tout comme le soi, se dérobe, et rien ne peut assurer au quêteur de signification qu'il trouvera une réponse à son angoisse en dehors de l'abîme de la réflexivité des choses elles-mêmes.
Car, quiconque entreprend de sonder le monde jusqu'à l'inflexible, tombe sur le néant, tombe sur l'abîme. Si j'espère trouver le sens de cette sourde et déjà depuis trop longtemps rejouée histoire, rien ne me parvient que la clameur que tout cela est vide de sens, justement. Et, si j'entends à tout prix me raccrocher à un sens, peut à la rigueur me parvenir l'idée que le sens de tout cela est qu'il n'a aucun sens, justement. Mais cette réponse toute pleine de paradoxe est de nature à rendre fou celui qui la prend pour telle. En effet, le propre du sens est d'exiger qu'il soit un référentiel pour les choses, et l'on ne peut placer la vie en mouvement au milieu du cosmos, ne reposant sur rien, comme la Terre des Anciens qui ne devait sa stabilité qu'au fait qu'elle était également distante de tous les corps de l'univers.
La validité des pensers qui s'enchaînent au sujet du sens ou du soi de la vie ne laissent de toute manière pas transparaître le caractère d'évidence de celle-ci, qu'il s'agirait, si la manœuvre était fondée à réussir, de rendre particulièrement sensible au traité. Car la première propension des choses est d'être justement et exactement ce qu'elles sont, dans leur limitation notoire. Toute autre tentative de cerner le fond du problème de l'existence, qui ne passe pas par ce caractère obvie de l'être, est vouée à échouer car elle passe à côté du fait premier de l'expérience sentie au contact des êtres tangibles de notre existence. C'est pourquoi les délires philosophiques me laissent en général pantois, ne sachant bien me remplir, tant ils se donnent pour déjà acquis ce qui au contraire devrait leur poser problème dès le départ. Qui dira le manque à être de ces tentatives qui voudraient expliquer le donné problématique de la vie, mais n'aboutissent pas faute de conséquence dans le creuser ?
L'inconsistance première du fil de ces analyses naïves tient à leur manière de ne pas interroger la pulpe du sensible. Si ce qui est donné n'était pas donné comme tel, ces dires philosophiques produiraient des concrétions identiques, et rien ne serait différent dans leur manière de catégoriser l'expérience, à tel point que cela pour moi les jette en discrédit. Au contraire, il me paraît évident que toute manière d'approcher le donné doit être ultrasensible à ce dernier et, comme par un effet papillon de l'observation, ne jamais rendre le même son quand bien même la corde serait pincée à l'identique. Les choses qui peuplent notre vécu ne se soucient guère de stabilité épistémologique, c'est nous qui imposons la permanence des idées scientifiques à la vie, qui elle de son côté n'en a rien à faire. Au final, c'est toujours la vie qui s'en remet, et qui gagne contre nous.
Que dire donc que l'analyse ne commence pas par annuler de son propre fait ? Il faudrait pouvoir saisir les choses dans leur essence, non pas, mais dans leur synthéticité, pour pouvoir ne serait-ce que commencer à en parler adéquatement. Alors le dire sur la vie cesserait d'être une accumulation de paroles approximatives, et pourrait se constituer une science ou une sapience véritable du vécu, ne reposant que sur la vérité la plus immédiate des choses, immédiate parce que consubstantielle à leur nature de flot incomparable. Je rêve une telle science ou sapience, et me convainc de la posséder déjà, afin d'en acquérir progressivement les linéaments, et d'en être chamaniquement possédé en fin de compte. À ce seul prix, les êtres et les choses cessent de m'être d'insupportables masques en mouvement, et je peux dire que le soi et le sens de la vie ne m'indisposent plus.
Le caractère circulaire de la recherche et du sens et du soi ne laisse pas présager de prime abord l'enfer lui-même circulaire qui guette celui qui se laisse prendre au piège de la détermination ultime des choses. Il n'en faut pas de beaucoup pour se laisser happer par la récursion terminale de ces êtres et choses qui ne demandaient rien antérieurement, sinon que d'être là à notre contact, et d'influencer les moindres aspects de notre cognition. Mais, le quêteur de sens ne peut laisser les êtres et les choses dans cette sourde indétermination qu'est le juste statut d'aiguilleur d'une vie entière. Cela paraît trop déterminant et en même temps trop peu déterminé. Il faut à tout prix comprendre la raison ultime de cela ou celui qui joue ici le rôle d'Écrivain Céleste. La question posée par cette divinité absente, ce deus absconsus de notre vénérable existence, si médiocre pourtant, et si peu convaincante du fait de sa médiocrité, ce qui devrait nous alarmer, mais ne nous alarme pas, est celle de la sourde raison de l'Œuvre, de la contrainte à l'ouvrage dans ce qui constitue la trame de nos aventures.
Rien ne pourra combler la faille béante à nos vies que représente cette ignorance primordiale des lois premières qui nous agissent, rien et pas même la tentative kabbalistique de représenter par un jeu sur les mots dénotant nos plus prochains concepts la validité agissante de notre univers. Nous sommes faits, faits comme des rats dans la taupinière de l'Être, lequel ne nous laisse aucune issue que métaphysique, c'est-à-dire par là une voie sans issue. On devrait comprendre sous ce terme général la totalité des solutions qui sont venues à ce jour à l'esprit de l'humanité toujours définie comme incapacité à saisir le problème, et même cela est nécessaire si l'on veut percer le voile d'illusion qui nous ébaubit.
Dans quelle direction alors faire agir les sondes de la recherche qui perceront on l'espère et traceront de même une voie nouvelle à notre humanité quêtante ? Cela il est décidément trop difficile de le déterminer de prime abord, et, si ce n'est qu'il semble évident qu'il faille se défaire du piège des mots, rien ne semble assuré en ce domaine. Je crains que l'incapacité de saisir les êtres tels qu'ils sont dans leur flot ne soit un obstacle incontournable à l'obtention de la science tant recherchée, et que peut-être tout destine à nous rester à jamais inaccessible. Il faudrait pour commencer être capable d'être en face d'un seul épisode de vie réellement vécue, et de dire : cela c'est cela, et d'ailleurs rien que cela. Mais quels mots, ou quelle absence de mots soigneusement disposée, permettrait de dénouer le nœud gordien de cette indisponibilité de notre langage ?
Peut-être doit-on se résoudre à penser la vie autrement que nous ne le faisons lorsque nous l'abordons sous les auspices du récit. Ce dernier en effet ne fait que représenter la vie et ne la décèle pas, car tel est le reproche qu'enfin nous lui faisons, et c'est à l'essence de la représentation que nous comptons attenter. Rien ne nous laisse satisfaits sur les bords de la route de notre propre connaissance en vue des choses, la seule qui soit digne d'intérêt à nos yeux délavés. Si le fil de la vie nous a usés à ce point que nous espérons à présent user de même les choses jusqu'à la corde, pour qu'en apparaisse toute la substance, ce qui nous avait échappé jusque là, c'est que nous sommes désireux de ne pas répéter l'erreur de l'ignorance primordiale, dont découlent nécessairement tous nos maux.
Que la vie soit ce problème premier, non la vie tourbillon de nos âmes en mouvement, mais la vie vécue dans son insupportable épaisseur, c'est ce qui doit faire sens à présent, bien que ce sens lui-même second ne soit pas le sens de la vie mais juste celui de la quête sur la vie. Alors, il est possible que les naguère essences qui décoraient les pourtours du jardin de notre existence nous apparaissent désormais sous un nouveau jour, celui de lampes éclairant notre quête de leur pâle lueur, lampes qu'il s'agit de ne pas laisser sous le boisseau. Mais cela ne veut pas dire pour autant que le sens du sens se substitue au sens de la vie, et la question bien problématique de la vie dans son épaisseur reste et demeure la question première à laquelle nous n'avons d'autre choix que de nous frotter.